Les sondages donnent gagnante l’initiative de la Marche Blanche. Etes-vous prête à subir une défaite?
Pour moi, la question n’est pas là. En tant que conseillère fédérale, j’ai le devoir d’informer la population avant cette votation. Je suis très satisfaite que le Parlement ait décidé de durcir le Code pénal. Avec la loi qui va entrer en vigueur le 1er janvier 2015, nous allons améliorer la protection des enfants. L’initiative de la Marche Blanche est aujourd’hui dépassée.
Pourquoi le durcissement du Code pénal serait-il suffisant?
La nouvelle loi prévoit que des pédocriminels dangereux ne pourront pas travailler avec des enfants ou des personnes dépendantes pendant dix ans. Et s’il y a un danger persistant, le juge peut décréter une interdiction à vie. La loi prévoit des mesures importantes de protection dans les familles, là où ont lieu la majorité des cas d’abus sexuels: le père, l’oncle ou l’ami abuseur ne pourra plus s’approcher de l’enfant. C’est de la prévention efficace. L’initiative ne prévoit rien dans ce cadre-là: elle promet de mieux protéger les enfants mais c’est une tromperie, une fausse sécurité.
L’initiative pose une question simple. Comprenez-vous qu’une majorité des citoyens dise oui?
Quand on lit le titre de l’initiative, on a envie de dire oui, moi y compris. Le problème c’est que le texte vise tout le monde sans distinction. On ne trouve aucune précision indiquant que ce sont les pédophiles qu’on vise. L’initiative ne fait pas de différence entre un abus grave ou une histoire d’amour consentie entre un jeune homme de 20 ans et une fille de 15 ans. Elle ne fait pas de nuance. Cela va à l’encontre d’une valeur fondamentale de notre Etat de droit: chaque jugement doit être adapté et proportionné.
Pourquoi répétez-vous cet argument depuis des semaines? Les initiants ont dit qu’ils ne veulent pas cibler les amours de jeunesse.
Les initiants sont tout à coup forcés de préciser qu’il faut interpréter leur texte. Cela montre que leur initiative vise juste mais que son texte va beaucoup trop loin. Je constate qu’on soumet à la population un article destiné à la Constitution qui présente des défauts, des lacunes et qui pratique des amalgames. Il nous met face à un dilemme: une mise en œuvre à la lettre, avec laquelle nous courons le risque d’avoir des jugements disproportionnés et injustifiés. Ou bien une mise en œuvre qui s’éloigne du texte et qui décevra ainsi les attentes placées dans l’initiative.
Est-ce qu’il n’y a pas toujours des interprétations possibles? On l’a constaté avec l’initiative "Pour le renvoi des étrangers criminels".
Non, il y a de grandes différences entre les deux initiatives. Premièrement, dans le texte sur le renvoi des étrangers criminels, il était écrit en toutes lettres qu’il revenait au Parlement de préciser les faits constitutifs entraînant l’expulsion. Il n’y a rien de cela dans l’initiative qui nous occupe aujourd’hui. Deuxièmement, l’initiative sur le renvoi était en contradiction avec des accords internationaux signés par la Suisse et il fallait trouver une solution. En revanche, l’initiative contre la pédophilie se trouve en contradiction avec des valeurs fondamentales de notre Constitution. Et je vous rappelle que chaque parlementaire a juré de respecter la Constitution.
Est-ce que l’idéal ne serait pas d’avoir les deux, la révision du Code pénal et cette initiative?
Non, si on veut mieux protéger les enfants, le plus vite possible, éviter que les abuseurs ne travaillent avec des mineurs – et c’est ce que je veux – alors il faut s’en tenir à la nouvelle loi. Je ne veux pas seulement protéger les enfants contre les abus sexuels, mais aussi contre les violences physiques et psychiques. Le Code pénal révisé permettra aussi de faire de la prévention car les crèches ou les clubs de football auront le droit d’exiger des extraits du casier judiciaire.
Mais sans cette initiative, il n’y aurait jamais eu de durcissement du Code pénal.
C’est inexact, le Conseil fédéral avait déjà commencé son travail avant que les initiants ne commencent leur récolte de signatures. C’était le moment de durcir le Code pénal, car il y avait manifestement des lacunes, plusieurs motions le demandaient à Berne et cette initiative était en préparation. Une fois le travail fait, je pense que les initiants auraient dû constater que le but était atteint et retirer leur initiative. Il y aurait eu de la grandeur de leur part à reconnaître que leur projet est dépassé.
"Ce serait la fin de la justice"
Est-ce qu'avec cette initiative on ne paie pas la facture du laxisme judiciaire qui prévalait jusqu'à présent?
On ne peut pas rejeter la faute sur les juges. La loi actuelle n'était pas suffisante, je le dis clairement, raison pour laquelle nous avons durci la loi. Maintenant que le législateur leur donne des outils adéquats, les juges pourront prendre des sanctions plus sévères. Mais le problème de cette initiative, c'est qu'elle ne veut pas qu'un juge puisse tenir compte de quoi
que ce soit. Son but est d'ôter toute responsabilité au pouvoir judiciaire en installant un automatisme absolu.
Ne faites-vous pas peser une responsabilité énorme sur un juge, qui devra décider après dix ans si une personne peut reprendre ou non son travail avec des enfants?
La responsabilité d'un juge est souvent très lourde. Quand il faut juger une affaire de meurtre ou d'assassinat, c'est également difficile. Si on retire cette responsabilité au juge concernant les affaires de pédophilie, alors on pourrait le faire pour tous les délits! Ce serait la fin de la justice. Le fonctionnement juste d'un Etat de droit comme le nôtre, c'est que le législateur doit donner un cadre, mais c'est au juge d'appréder chaque cas particulier.
N'est-ce pas une campagne difficile? Est-ce que vos grands principes juridiques pèsent quelque chose face à l'émotion populaire?
Mon travail était de proposer des mesures concrètes et efficaces pour mieux protéger les enfants, je l'ai fait avec beaucoup de coeur et de conviction. La nouvelle loi répond exactement aux craintes de la population. Il faut expliquer aux gens que le travail est fait. Vous savez, l'Etat de droit, cela paraît théorique, mais c'est quelque chose qui concerne tout le monde. Cela veut dire que l'Etat a le devoir de protéger les plus faibles avec des mesures adaptées.
Dernière modification 05.05.2014